Quant au fondateur du groupe, Rémi Boyer, il se bouche les yeux et les oreilles, mi-dupe, mi-complice. On ne peut fédérer en commençant par exclure. Et puis, il faut encore réussir à écarter les indésirables. Christian Bouchet assiste ainsi régulièrement aux réunions d'une société maçonnique, la loge Ibis dont Rémi Boyer est également membre. On imagine les réactions en chaîne que provoquerait une mesure d'expulsion...
Rien de suprenant donc à ce que d'autres exaltés politiques aient, au fil des mois, rejoint le groupe de Thèbes. Thierry Roche, par exemple, président en 1988 de l'association Kemit, un satellite du GRECE. Ou encore Paolo Fogagnolo, un ancien militant des Brigades rouges. Alors qu'il était incarcéré, la SEFIRA - l'équivalent de la Vierge dans la tradition éosterique - lui est apparue. Il est vrai que le révolutionnaire observait à cette époque une grève de la faim prolongée...
Aujourd'hui animateur sur Radio popolare, la station des rénovateurs communistes de Milan, Focagnolo dirige la Fraternité Rose-Croix dorée et antique et sa branche profane, le groupe politico-philosophique Prométhée. Buts : "Rendre à la société et aux gens la vraie justice et la vraie liberté absolue ôtée à la conscience de l'homme. Sensibiliser les foules au fait que le communisme révolutionnaire doit être conjugué à la sacralité spirituelle, comme l'était le christianisme à ses débuts... Faire la révolution."
Vaste programme. Le groupe de Thèbes, lui, se veut plus traditionaliste. On est là d'abord pour la magie. Les "groupes d'opérativités", autrement dit les ateliers, se mutiplient. Au menu, "incantations et mots de pouvoirs", "les hiérarchies spirituelles, anges et démons", "les baguettes magiques", "Les dangers de la magie pratique"...
Des cours d'énochien, cette langue utilisée au cours des rituels magiques, sont organisés. ne structure satellite - une de plus ! - est créée : le Centre international de recherches et d'études martinistes (CIREM), chargée de diffuser les communication de groupe accessibles aux profanes. Sa revue, "L'esprit des choses", réserve cependant quelques surprises. Dans le numéro 4-5 du printemps 1993, on peut découvrir "les pensées sur le Christ et le christianisme de Sri Chinmoy", gourou qui se flatte, entre autre, d'avoir écrit 843 poésies en 24 heures, peint 140 000 tableaux depuis sa naissance et composé 6 000 morceaux de musique...
Les réseaux du Cesnur, l'observatoire de Massimo Introvigne, sont, eux largement mis à contribution. Deux membres du groupe de Thèbes ont été invités en 1991 au congrès du centre, à Santa Barbara, en Californie. Et quatre en 1992, en France cette fois. Parmi eux, l'inévitable Bouchet. On retrouve encore le dirigeant d'extrême-droite à la tête d'une commission interne du groupe baptisée "Traditions et politis". Objet : "Etudier les différents modèles de société qui ont été proposés par les sociétés initiatiques depuis l'antiquité". Un atelier dont les séances étaient certainement très animées, puisque le second coordonnateur du groupe n'est autre que Paolo Fogagnolo, l'ancien des Brigades rouges.
Mais les rapprochements ne s'opèrent pas qu'entre militants. Le groupe de Thèbes est aussi parvenu à gagner la confiance de certains responsables du Grand-Orient.
Point de départ, le fond maçonnique de Poznan en Silésie. 80 000 ouvrages raflés durant la guerre dans toutes les loges d'Europe par les hommes d'Heinrich Himmler. Longtemps, ces archives ont été consiférées comme détruites. Au milieu des années 70, cependant, un lot de manuscrits du XVIIIè siècle est intercepté à la frontière entre la RDA et la Pologne. Interrogé par les services polonais et le KGB, la convoyeur ne tarde pas à révéler que les documents font partie des ouvrages volés par les nazis. Surtout, il indique où est caché le reste des archives : plusieurs châteaux des environs de Poznan. Le destinataire ? Un ancien SS collaborateur de Himmler installé à Hambourg.
Mais sont-ce seulement les archives qui attirent les deux hommes ? Et aussi le nazi de Hambourg ? Univers ésoterique oblige, la réponse est à chercher dans un opuscule d'une trentaine de pages, Arkadia, publié par Claude Arnoux. La brochure narre une bien étrange histoire. Celle d'un aristocrate prussien, Johannes W., général dans la Wermacht durant la dernière guerre, disparu dans un accident de la circulation en 1948. Stationné sur le front dde l'Est au début du conflit, non loin du château des ancêtres, le descendant des chevaliers teutoniques, hostile au nazisme, aurait caché dans le souterrain les archives et le trésor d'un ordre secret.
De son côté Rémi Boyer confesse que Claude Arnoux lui a fait un jour visiter, dans la région de Poznan, un bien étrange château datant de Frederic II. Un édifice de forme octogonale, avec une grande salle triangulaire. Tout autour, des petits cabinets, dont les fenêtres ne dispensent qu'une faible lumière. "Totalement inhabitable, observe Boyer. A l'évidence, il s'agit d'un temple". A en croire les confidences d'Arnoux à Boyer, il s'agirait du château des "architectes africains", un ordre maçonnique ésoterique aujourd'hui en sommeil.
Les deux hommes ont-ils mis la main sur une quelconque cassette ?
Ils ne veulent pas le dire. Mais ce qui est certain, en revanche, c'est que cette chasse au trésor a créé des liens. En fréquentant Arnoux, Boyer a fait la connaissance du patron de l'Institut de recherche du Grand-Orient : André Combes. Celui-ci ignore tut des activités du groupe de Thèbes. Pour lui, il ne s'agit que d'une paisible société philosophique. Et puis Boyer lui est sympathique. Il veut utiliser les locaux du Grand-Orient pour réunir son groupe ? Pas de problème : Combes le parrainera. Et c'est ainsi que, deux années de suite, les magiciens de Thèbes se réuniront chez les frères de la rue Cadet.
Le groupe de Thèbes aurait pu prospérer ainsi longtemps encore. Même les services spécialisés de police ignoraient son existence. Preuve que les initiés sont des gens plus sérieux qu'on ne veut bien le croire. Mais les passions humaines finissent toujours par prendre le dessus. C'est une brouille entre deux membres du groupe qui va déclencher les premières fuites, au début de cette année. Protagoniste, l'incontournable Christian Bouchet. Cette fois, il n'a rien trouvé de mieux que de publier dans sa revue ésoterique, Théléma, les textes secrets secrets d'une petite obédience dirigée par un autre membre du groupe de Thèbes. Résultat, lors de la réunion suivnte, les deux initiés en viennent presque aux mains. Cette fois Rémi Boyer, le coordonnateur du groupe de Thèbes, est obligé d'intervenir. Bouchet et son adversaire sont exclus.
Qui entreprend, alors, de briser le silence du groupe ? Bouchet ? Son contradicteur ? Un troisième larron ?
Toujours est-il qu'une petite lettre confidentielle, spécialisée dans la vie des sectes, Secrets et sociétés, se fait l'écho, dans les moindres détails, de la crise. Une performance. Car cette feuille n'en est qu'à son premier numéro.
Rémi Boyer décroche son téléphone et appelle le rédacteur en chef de Secrets et sociétés, Arnaud d'Apremont. Mise au point, démentis, précisions. Le journaliste se montre on ne peut plus accommodant. Il est prêt à retifier ses informations. Et même à consacrer de nouveaux articles au groupe de Thèbes. Au cours de la conversation, Boyer apprend que son interlocuteur vient de s'installer dans la région de Nevers, juste à côté de chez lui. Heureux hasard. Pourquoi d'Apremont ne passerait-il pas à la maison ? Il pourrait ainsi consulter quelques documents...
Boyer l'ignore, mais il vient d'introduire le loup dans la bergerie - qui compte déjà, il est vrai, quelques moutons noirs. Derrière le jeune homme policé qui se fait appeler d'Apremont se cache en fait Arnaud Dupont, militant d'extrême-droite. Comme le directeur de Secrets et sociétés, Philippe-André Duquesne, son patron. Objectif des deux compères : établir des passerelles entre les réseaux de l'extrême-droite et le petit monde de l'étrange, sectes et sociétés secrètes. A l'origine de ce projet, le passage commun de Duquesne et Apremont dans les rangs du GRECE. Le laboratoire d'extrême-droite, on s'en souvient, s'était emparé de la tradition paganiste pour en faire le nouveau socle de la pensée fasciste (grosso modo, il s'agissait de casser l'idée d'égalité, liée à la tradition judéo-chrétienne). Pourquoi ne pas rééditer l'opération avec les hommes, se sont dit les deux militants ? Autrement dit, tirer les paganistes vers l'extrême-droite, comme vingt ans plus tôt on l'avait fait avec leurs idées.
Une stratégie de séduction qui suppose une certaine discrétion.
Ainsi, lorsque je rencontrerai Arnaud d'Apremont au domicile de Rémi Boyer, le réducteur en chef de Secrets et sociétés affirmera n'avoir jamais eu d'engagement politique. Mieux il se déclarera "épouvanté" par le passé militant du directeur de Secrets et sociétés, Philippe-André Duquesne. Une faculté de dissimulation qu'il doit, sans doute, à ses études chez les jésuites de Reims.
La comédie ne s'arrête pas là. Apremont, après avoir expliqué qu'il est en froid avec Philippe-André Duquesne - pourquoi grands dieux ! - m'apprendra qu'il prépare, avec Rémi Boyer et le professeur Massimo Introvigne (le directeur du Cesnur) le lancement d'une nouvelle revue sur l'ésoterisme. Projet immédiatement confirmé par Rémi Boyer. Bref, l'opération infiltration du groupe de Thèbes, par les anciens du GRECE a pleinement réussi. Elle tourne mêm à l'idylle. "J'envisage de travailler avec Arnaud d'Apremont sur les droits de l'enfant, en liason avec les organisations humanitaires", confiat aisni Rémi Boyer au lendemain de cette rencontre.
Le groupe de Thèbes, lui, continue de fonctionner. Pour parer à de nouvelles fuites, une réorganisation est déjà en cours.
Dès ses premières sessions, le groupe avait d'ailleurs prévu de changer régulièrement d'appellation pour brouiller les pistes. Peut-être a-t-il choisi de prendre pour nouveau nom celui de la loge secrète qui réunit la plupart de ses membres - à l'exception significative de Christian Bouchet -, l'ordre hermétique de la Rose-Croix et de la Rose, l'Ordo...