Franc-maçonnerie ou francs-maçonneries ?

 

 

Le grand public se fiant aux informations diffusées par les médias s'imagine que la franc-maçonnerie est une institution monolithique. La réalité est bien plus complexe. Ainsi quand on entend parler des « affaires de la franc-maçonnerie » ou des « réseaux de la franc-maçonnerie », on s'imagine que l'institution maçonnique est UNE et indivisible comme la République. Or, il existe deux types de courants maçonniques :

 

1) La franc-maçonnerie religieuse et ultra-conservatrice, pratiquée majoritairement par les anglo-saxons mais également présente en France. Cette Maçonnerie impose à ses membres plusieurs règles appelées « landmarks ». Ces règles sont les suivantes :

- interdiction d'initier des femmes,

- interdiction de réfléchir en loge sur des sujets d'ordre politique, religieux ou sur la société,

- obligation absolue de croyance en un dieu révélé (en général le dieu des chrétiens).

Six millions d'hommes pratiquent ce type de Maçonnerie de part le monde.

 

Le premier courant est représenté par la Grande Loge Unie d'Angleterre, première obédience à avoir été créée (en 1717, sous le nom de Grande Loge de Londres). Cette fédération distribue les « bons points », c'est-à-dire les certificats de régularité aux obédiences qui respectent les « landmarks » inspirés par la deuxième version des Constitutions d'Anderson. Cette prétendue « régularité » est artificielle au regard de l'historien. En effet, les premières Constitutions d'Anderson ont été rédigées en 1723, elles étaient tolérantes sur le plan religieux puisqu'elles n'imposaient que le déisme et l'amitié pour tout culte. La morale puritaine ne pouvait laisser passer cet excès de tolérance et les constitutions furent modifiées en 1738. Dès lors les athées, les déistes et les agnostiques ne pouvaient plus porter le titre de franc-maçon, selon la Maçonnerie anglaise.

La seule « véritable régularité » devrait être celles des loges se référant aux premières Constitutions. Pour cette raison, seules les obédiences se référant aux Constitutions d'Anderson de 1723 pourraient se considérées comme « régulières ». Le destin est ironique puisque les seules obédiences qui maintiennent comme référence les Constitutions d'origine sont celles qui sont méprisées par la Grande Loge Unie d'Angleterre !

 

En France, le premier courant maçonnique est représenté par la Grande Loge Nationale Française.


 2) Le deuxième courant est adogmatique. Il accepte en son sein les athées, les agnostiques aussi bien que les croyants. Il existe des loges pour les hommes, des loges pour les femmes et des loges mixtes. Tous les choix sont possibles. La franc-maçonnerie adogmatique travaille à « l'amélioration matérielle et morale de l'humanité » au moyen de réflexions qui parfois se transforment en lois (abolition de l'esclavage, droit à l'avortement, planning familial, droit à la contraception...). Les sujets d'ordre politique au sens premier (politis : la cité) sont appréciés dans les loges adogmatiques.

 

Les deux motifs de radiation d'un franc-maçon affilié à une obédience adogmatique sont :

- l'appartenance au Front National ou à toute association prônant la haine raciale,

- l'appartenance à tout mouvement sectaire (scientologie, témoins de Jéovah, Rose-croix d'or...)

Le courant adogmatique est minoritaire sur le plan mondial, il n'est pratiqué que par un demi million de frères et de soeurs en France, Belgique, Italie et en Amérique latine. Les obédiences françaises qui appartiennent à ce courant sont : - Le Grand-Orient de France, le Droit humain, la Grande Loge de France, la Grande Loge mixte de France, la Grande Loge mixte universelle et la Grande Loge féminine de France. Récemment les obédiences modernistes se sont fédérées au sein d'un organisme appelé le S.I.M.P.A.


Pour mieux comprendre la différence existant entre le premier courant maçonnique et le second citons un exemple donné par Jean Verdun ex-Grand-Maître de la Grande Loge de France : Un maçon du Grand-Orient de France, qui se situe dans la ligne, ou même la lignée, du siècle des Lumières, n'a pas grand chose à voir avec un franc-maçon de Chicago, conventionnel, adepte d'une pensée unique, ne contestant rien et s'inscrivant totalement dans ce qu'il y a de plus réactionnaire dans son pays. (Historia, spécial n° 48)

 

Etrangement, les obédiences qui se disent régulières et qui refusent, en apparence, les débats politiques ou sociaux sont celles qui font la une des journaux. On les retrouve dans la rubrique « faits divers » ! Pour cette raison, le gouvernement britannique souhaite que les francs-maçons déclarent leur appartenance à une loge alors que dans notre pays la Grande Loge Nationale Française est la cible fréquente de la presse.

 

Qu'on en juge par des articles récents relatant des faits précis :

 

Alexandre de Yougoslavie, Assistant Grand-Maître de la Grande Loge Nationale de France : J'étais membre de la GLNF depuis 1970, assistant Grand-Maître depuis 1985 et au cours des dernières années, j'avais vu l'affairisme gagner progressivement du terrain, au point de commencer à gangréner la GLNF. Il y a un moment où trop, c'est trop. J'ai estimé qu'il était de mon devoir d'attirer l'attention du Grand-Maître sur ce qui se passait dans la maison. Ma démission fut à la fois un refus et un cri d'alerte : refus de cautionner des activités inacceptables et cri d'alerte pour les signaler. (Historia, spécial N° 48, juillet-août 1997).

 

L'affaire des HLM de la Mairie de Paris met en scène d'autres francs-maçons, dont la plupart n'appartiennent pas au Grand-Orient mais à la Grande Loge Nationale Française (GLNF), la plus conservatrice des obédiences. Ainsi, l'intermédiaire Jean-Claude Méry. Cet ancien membre du comité central du RPR est le fondateur de la SCPG (Société d'études et de participations générales), un bureau d'études virtuelles, mais aux rentrées d'argent bien palpables. A droite toujours, la chute du maire PR de Cannes, Michel Mouillot, vénérable de la GLNF, met aussi en pleine lumière un maillage de fructueuses amitiés maçonniques. Les clivages politiques, on le voit, sont moins importants que la fraternité des affaires rondement menées et bien comprises. « Mes hommes connaissaient Méry par le cannal maçonnique, a expliqué Gérard Monate au juge Halphen, en charge de l'affaire des HLM de la Ville de Paris, qui l'avait consulté pour une « consultation technique ».(Historia, juillet-août 1997).

 

Récemment le procureur de la République de Nice a jeté un pavé dans la mare en révélant les "magouilles" de la franc-maçonnerie affairiste qui semble toujours la même (GLNF) : Dès le premier jour, tous ceux qui m'ont accueilli ici m'ont spontanément parlé des réseaux francs-maçons. On m'a dit : vous ne comprendrez rien à cette juridiction ni à cette région si vous ne prenez pas en compte cette réalité. On m'en parle quotidiennement, sans pour autant m'en apporter la preuve ou me le démontrer. J'ai déjà rencontré ces réseaux ailleurs, mais ici, ils semblent vraiment influencer sur le fonctionnement de la justice. Ce n'est pas la maçonnerie, par ailleurs une philosophie intéressante et respectable, que je condamne, mais son usage par certains. Ce que l'on appelle la « maçonnerie d'affaires ». Les maçons honnêtes sont d'ailleurs les premiers à en être affectés. Le Nouvel Observateur, octobre 1999.

 

Le procureur ne cite pas la GLNF dans Le Nouvel Observateur mais le quotidien Libération met les points sur les « i » : Eric de Montgolfier a levé le couvercle qui pèse sur Nice. « C'est la première fois dans ma carrière que je vois à l'oeuvre, dans l'institution judiciaire et dans la cité, des phénomènes de réseaux d'une telle ampleur. » (...) Depuis des années, la juridiction de Nice est accablée de critiques. Celles concernant les réseaux de la Grande Loge Nationale de France (GLNF, plutôt de droite) qui seraient infiltrés dans le palais de justice niçois. Libération, 14 octobre 1999.

 

Bernard Vions, journaliste de Charlie Hebdo a consacré un article de fond sur la Grande Loge Nationale de France qu'il a intitulé « Une floppée de membres de la Grande Loge Nationale de France, obédience catho et apolitique, pâtaugent dans les scandales ». Il est bon d'en livrer quelques extraits :

 

Simon Giovannaï, le nouveau responsable du Grand-Orient de France, l'a lui-même reconnu il y a quinze jours dans l'Express : "les francs-maçons souffrent des dérives affairistes d'une certaine obédience ».

En clair : une flopée de membres de la Grande Loge nationale française (GLNF) barbotent dans les scandales qui font, depuis quelques années, l'angoisse des élus, le stress des PDG et la joie des juges d'instruction.

Dernier exemple en date : l'ouverture, lundi 27 septembre, à Paris des audiences d'appel d'une affaire injustement méconnue.

Les faites : en 1994 et 1995, Pierre Régis, directeur d'une agence parisienne du CIC, a accordé des prêts à des gens qui n'y avaient pas droit - en échange de pots-de-vin d'un montant de 5 000 à 10 000 francs.

Surprise : nombre de ses « clients » étaient, comme lui, francs-maçons à la GLNF. Et tous appartenaient à un même « atelier » : l'atelier dit des « saints Epis » - sans doute parce qu'il y était beaucoup plus question de blé que de philosophie émancipatrice.

 

(...) En 1996, un haut responsable de cette obédience écrivait : « Notre GLNF est en danger, en passe d'être déshonorée par une multitudes d'affaires scandaleuses. » Et de citer, entre autres, « le dossier des Hauts-de-seine (corruption, abus de biens sociaux), l'affaire Noir-Mouillot-Botton , ou « les magouilles (de la) tour BP (détournements financiers et sept suicides) », avant de lister les « frères impliqués dans ces affaires ». "De tels dévoiements doivent cesser, concluait la lettre, c'est une nécessité impérieuse». (...) La « profession de foi » de la GNLF stipule que cette obédience « s'affirme dans la prise de conscience de la morale » : il y a encore du boulot.

( Charlie-Hebdo, 29 septembre 1999, Bernard Vions.)

L'émission "Envoyé Spécial" du 20 avril 2000 sur France 2 traitait des "affaires et la franc-maçonnerie". Force fut de constater que la GLNF fut épinglée par les enquêteurs qui avaient rassemblé divers éléments et interviews pendant près de deux mois. France 2 avait décidé de vérifier les accusations du procureur Montgolfier concernant l'obstruction à la justice provoquée par une obédience maçonnique bien précise.

Toutes ces citations accablent l'obédience prétendue « régulière » qui, hélas, ne l'est que dans ses péripéties illégales. Cependant, il est nécessaire d'éviter la caricature. En effet, les autres obédiences possèdent leurs « brebis galeuses » mais elles, en revanche, savent radier les « faux frères ». Ainsi, le Grand-Maître du Grand-Orient de France : Philippe Guglielmi (de 1997 à 1999) entreprit une opération mains-propres qui permit l'assainissement des comptes et l'élimination des mauvais éléments. L'exemple le plus médiatisé fut la radiation de Jean-Pierre Soisson qui s'était compromis avec le Front National. Le journal Le Monde s'est fait l'écho de "l'affaire" qui a touché le Grand Orient de France en 2000. Simon Giovanaï, grand-maître du GODF avait parasité les négociations du gouvernement Jospin avec la Corse en invitant secrètement des indépendantistes corses et des membres du parti socialiste à discuter dans locaux de la principale obédience maçonnique française. L'absence de transparence des hautes instances du GODF avait choqué les membres de cette obédience. En conséquence, Simon Giovanaï avait dû démissionner.

S'il est un message à donner aux "profanes" qui liront ces lignes c'est que les hommes et les femmes qui constituent la base des obédiences ne se sentent pas concernés par les "guéguerres" des hautes instances maçonniques. Pour cette raison, il ne faudrait pas que les membres de la GLNF se sentent blessés par la critique qui vient d'être tenue. En effet, il ne s'agit pas ici de "regler des comptes" mais de souligner les erreurs qui proviennent plus souvent des instances dirigeantes de la Maçonnerie que des frères et des soeurs. La devise de la franc-maçonnerie est "rassembler ce qui est épars", il serait temps que les obédiences conservatrices et modernistes s'en inspirent. En effet, elles s'enrichiraient de leurs différences. Et comme disait Antoine de Saint-Exupéry : "Si tu diffères de moi, loin de me léser tu m'enrichis."

 

 

T. R.L.N. (avril 2000)