Paris un week-end du mois de mai dernier. Les rares maçons présents dans les locaux du Grand-Orient de France prêtent à peine attention à la trentaine de personnes qui se pressent, en ce début de matinée, vers une des salles de réunion. Les visages qui traversent le hall ne leur sont pas familiers; mais on ne peut pas connaître tous les frères... De toute façon, le petit groupe a présenté au gardien une autorisation en bonne et due forme portant la signature d'un haut responsable de l'obédience. Alors pourquoi s'en faire...
Pourtant, il y a de quoi être préoccupé. Aucun des visiteurs n'appartient au Grand-Orient. Ce sont des profanes. Et quels profanes ! De vieux routiers de l'extrême-droite, un ancien des Brigades rouges, un autonomiste corse, un respectable professeur d'université italien très lié à la fois au Vatican et aux intégristes français, un responsable d'une organisation non-gouvernementale militant en faveur de l'enfance, un intellectuel belge proche des nationaux-bolcheviques les "rouges bruns" russes, un sympathisant du professeur négationniste Faurisson... Et encore les membres du GO ont échappé au pire. Le leader d'une organisation, d'extrême-droite bolchevique, en délicatesse avec le groupe, n'est pas venu.
Contrairement à l'année précédente où, lors d'une première réunion tenue également dans les locaux du GO, il s'était manifesté par une brillante communication sur... la magie sexuelle.
Th oui, cet aéropage hétéroclite donne, en plus, dans la magie. C'est même sa raison d'être. Son nom ? Le groupe de Thèbes. Une appellation suffisamment anodine pour ne pas éveiller l'attention du premier quidam venu. Mais explicite pour les initiés. Entendez ceux qui n'ont pas oublié que la ville égyptienne de Thèbes, à 750 kms du sud du Caire, fut la capitale de l'empire des pharaons, qui à en croire la tradition ésoterique, détenaient les secrets de l'univers. Et avec lesquels prétendent renouer nos magiciens.
Une société secrète de plus, dira-t-on. Mais voilà, le groupe de Thèbes n'est pas une école du mystère comme les autres. L'originalité de cette structure est de ne rassembler que des responsables de groupes occultistes ou de personnalités reconnues du petit monde ds initiés. Un collège des chefs, en quelque sorte. Dont l'existence est encore plus secrète que les sociétés qu'ils dirigent. Et qui a ses petites et ses grandes entrées.
La cheville ouvrière du groupe s'appelle Rémi Boyer. Agé d'une trentaine d'années, cet enseignant de Nevers qui travaille pour le compte d'une ONG suisse a découvert l'occultisme alors qu'il était encore adolescent. "J'ai commencé en lisant la revue Planète de Louis Pauwells, raconte-til. Puis j'ai dévoré tout ce qui avait trait à l'ésoterisme". Parallèlement, il commence à fréquenter les obédiences ésoteriques françaises, dont la principale, l'AMORC. Mais il ne trouve pas chaussure à son pied. Surtout, iles las des charlatans qui sévissent dans ce milieu. Le sectarisme qui règne entr les différentes chapelles occultistes l'agace tout autant. Pour Boyer, toutes les quêtes spirituelles se valent du moment qu'elles sont sincères. Elles mènent par différents chemins - que ce soit le zen, le culte d'Isis ou l'étude des grimoires alchimiques - à un même degré d'éveil de la conscience. Bref, templiers, maçons, kabalistes, druides, magiciens, rosicruciens, même combat.
Boyer décide donc de s'employer à fédérer le petit monde de l'ésoterisme. En septembre 1988, il organise à Paris un premier colloque baptisé Arc-en-Ciel. A juste titre : les participants vont du groupe New age à la secte proprement dite - en l'occurrence les disciples du gourou Sri Chinmoy - en passant par différents groupuscules ésoteriques aux noms fleuris : Grande loge indépendante des rites unis, Institut pour une synthèse planétaire, Ordre chevaleresque de la Rose-Croix, Université spirituelle des Brahma Kumaris. Thème retenu : spiritualité et initiation. En fait, un prétexte pour nouer des contacts avec les groupes ou les personnalités les plus intéressants.
Pourtant, la formule ne satisfait pas pleinement son promoteur. Une telle fédération des sociétés initiatiques la FUDOSI, a déjà existé par le passé. Au bout d'une quinzaine d'années minée par les querelles internes et les tentatives d'accaparement du pouvoir, elle fut contrainte de se saborder.
Boyer réfléchit déjà à un archétype de structure qui, cette fois, ne rassemblerait que des individus. Il s'en ouvre à un de ses proches Jean-Ierre Giudicelli, le second pillier du groupe de Thèbes.
Giudicelli fait autorité dans les cercles ésoteriques. Il est l'héritier de Bertrand de Cressac de la Bachelerie, un aristocrate foruné de l'entre-deux guerres féru de paganisme, autour duquel se pressaient quelques disciples recrutés dans la bonne société. Il dirige la section française de la Myriam, une obédience luciférienne dont l'enseignement fait appel aux pulsions sexuelles des adeptes.
Le Corse, la quarantaine bien sonnée, sympathisant des indépendantistes du FLNC, est aussi un facho de toujours : ancien d'Ordre Nouveau, il fait partie du groupe néo-fasciste Troisième Voie jusqu'à la fin des années 80. On l'a remarqué parmi les assesseurs du Front National, à Nice, lors des legislatives de 1986.
Un profil politique qui devrait singulièrement déplaire à Boyer : l'enseignant de Nevers milite en effet activement dans les organisations de défenses des droits de l'homme. Pourtant, il n'en est rien. "Je connais le passé et les idées de Giuducelli se défend Boyer. Mais Jean-Pierre s'est rangé. Et ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous sépare. Que voulez-vous, quand deux alpinistes grimpent en cordée, il est rare que l'un demande à l'autre ce qu'il a mangé avant de venir." Bref, la magie est au-delà de la politique.
Le second colloque Arc-en-Ciel expédié, Boyer et Giudicelli jettent sur le papier les principes de ce qui va devenir le groupe de Thèbes. Trois objectifs : "préserver les voies traditionnelles authentiques", "vérifier l'opérativité des techniques initiatiques", "intervenir sur la scène ésoterique".
En clair, il s'agit d'écarter les exaltés de tout poil et autres disciples en quête de gourous. Le groupe de Thèbes se veut un club de gens sérieux ancré dans la tradition et l'orthodoxie. Les Khmers rouges de l'alchimie. Pour travailler en paix, le secret le plus absolu devra être observé : "Le groupe ne fonctionnera pas selon les modalités de travail habituelles au monde profane (pas de statuts déclarés, pas de compte bancaire ouvert à son nom, pas d'interventions directes..."
Dans la foulée, une seconde structure est créée : le cercle d'Alexandrie. Antichambre du groupe de Thèbes, elles est destinée à accueillir les prétendants et les invités. Cependant, "les membres associés et les invités du cercle d'Alexandrie ignorant le groupe de Thèbes".
Le 3 juin 1990, à Paris, se tient la récession de fondation. Une quinzaine de participants assistent à ce premier conclave. Parmi eux, un poids lourd : l'Italien Massimo Introvigne. Le professeur d'université turinois est l'auteur d'une somme sur les mouvements magiques (Il Capello del mago) dont une partie a été traduite sous le titre La magie) et qui fait référence. Il est, en outre, directeur du Centre d'études sur les nouvelles religions (Centro studi sulle nuovi religioni - Cesnur), un observatoire présidé par l'archevêque de Foggia, Mgr Casale. Introvigne est, en effet, un des principaux dirigeants de l'Alliance catholique, une communauté traditionnaliste qui, tout en étant très proche du Vatican, a longtemps entretenu ddes relations amicales avec Mgr Lefevbre. Côté responsables - même s'ils sont là titre individuel - , il y a également du beau monde. Gérard Klappel, le grand maître mondial de la loge Memphis Misraïm, une obédience maçonnique qui revendique 7 000 membres - dont 1000 en France -, est venu en compagnie de son épouse. Les templiers du CIRCES ont dépéché leur numéro deux, Jean -Marie Vergério. Ce sera cependant sa seule participation, le CIRCEs préférant, aprs réflexion, poursuivre sa route en solitaire. Une exception toutfois : le chancelier pour la Grèce de l'obédience templière Trianta Kotzamanis. Membre fondateur du groupe de Thèbes, il en fait toujours partie.
Mais, à côté de ces honorables érudits ou initiés, aparaissent des personnages moins recommandables. Comme Georges Magne de Cressac - un des affidés de Giudicelli, le co-fondateur du groupe de Thèbes, qui a participé à l'organisation d'une réunion de Robert Faurisson le 10 septembre 1987 à Limoges. Ou le Belge Jean-Marie D'Asembourg. On relève son nom dans le comité de patronage de la recvue politicico-ésoterique russe Milii Angel - Editeur et patron de la revue en question ? Alexandre Douguine, le numéro deux du Front National-bolchevique russe. Mais ces deux lascars ne sont que des demi-soldes comparés à la figure la plus polémique du groupe de Thèbes, Christian Bouchet. ancien responsable des Comités d'actions républicains - structure satellite du RPR-, le Nantais a rejoint, au début des années 80, le GRECE d'Alain de Benoist, puis le groupe d'extrême-droite troisième Voie, dirigé par Jean-Gilles Maliarikis. Une formation qui, malgré ses effectifs réduits, s'est toujours distinguée par son activisme et un discours à la fois antiaméricain et antisoviétique. En juillet 1991, le mouvement explose. Bouchet quitte Troisième Voie en entraînant derrière lui une partie des militants. Quelques semaines plus tard, il fonde Nouvelle résistance (NR), organisation National-bolcheviste. Principal adversaire : les Etats-unis, incarnation du système capitaliste, accusés de détruire l'identité des peuples. Tous ceux qui contestent la puissance américaine et la société industrielle deviennent donc des alliés potentiels. Une profession de foi qui a conduit NR, à côté de ses campagnes répétées contre Eurodisney et Mc Donalds, infilter les jeunes écologistes et le comité pour la levée de l'embargo sur l'Irak. Au niveau international, l'organisation est en relation avec le Front National-bolchevique russe. Bouchet s'est ainsi rendu à plusieurs reprises à Moscou-, mais aussi avec une pléiade de petits groupes européens rouge-brun fédérés au sein d'un front européen de libération.
Comment Bouchet s'est-il retrouvé intégré au groupe de Thèbes ? Cet étudiant en histoire est tout simplement un des plus fins connaisseurs et biographes d'Aleister Crowley, un des papes de l'ésoterisme. Il lui a d'ailleurs consacré son mémoire de maîtrise qui, depuis a été édité.
Exégète de Crowley, Bouchet est également son disciple. Il est membre de l'Ordo templo Orientis (OTO), l'obédience fondée par le magicien anglais. Une société qui, de son propre aveu, n'a jamais dû dépasser, la quinzaine de membres en France.
Giudicelli, Georges Magne de Cressac, Jean-Marie D'Assembourg, Christian Bouchet. Voilà qui commence à faire beaucoup. Quelqu'un aurait dû s'alarmer, protester. Le professeur Massimo Introvign par exemple. Mais non, le théologien n'est pas troublé. "Il est courant de rencontrer des extrêmistes dans ces milieux-là "explique-t-il. "L'ésoterisme réclame un engagement absolu. Ce qui est rarement le fait de gens tièdes politiquement. Et puis, vous savez, reprend l'universitaire, je suis surtout un chercheur. Le groupe de Thèbes est pour moi un merveilleux terrain d'études".
Et Gérard Klappel, le patron des maçons de Memphis-Misraïm ? "J'avais entendu parler de Bouchet, se défend-il. Mais je ne l'ai jamais vraiment cotyé. Et puis, je n'ai assisté qu'à une seule réunion du groupe de Thèbes, la première."
Pourtant, Bouchet se souvient d'avoir déjeuner avec lui à l'occasion d'autres rencontres du groupe. Et comment expliquer que le programme de la sixième session du groupe de Thèbes, tenu en mai dernier, annonce une conférence de Gérard Kloppel ? Une attitude bien imprudente. Surtout de la part de quelqu'un que l'on peut supposer a priori bien informé. "Gérard Klappel se flatte, en effet, de compter parmi les responsables de Memphis Misraïm des "policiers de tout rang". Certaines sources internes au groupe de Thèbes, font même état de la présence d'un fonctionnaire de la DST parmi les dirigeants de Memphis Misraïm. Sans toutefois pouvoir préciser s'il est ou non en mission d'infiltration...