"Les frères invisibles" : une enquête ?... au VITRIOL !

par Thierryr Rouault (droits réservés)

 

Encore un livre sur la franc-maçonnerie ! Un de plus. Que peuvent bien révéler de plus G. Ottenheimer et R. Lecadre après 60 000 ouvrages parus sur ce sujet en trois cents ans ?

 

Le quatrième de couverture annonce la couleur : Au terme de deux années d'enquête, à partir de très nombreux exemples concrets et grâce aux révélations de hauts responsables révoltés par ce qu'ils avaient, Ghislaine Ottenheimer, directrice de la rédaction de BFM, et Renaud Lecadre, journaliste à Libération, décortiquent les codes et les coutumes de cette société "Philosophique" et lèvent un coin du voile sur l'un des secrets les mieux gardés de la société française : l'existence de pouvoirs invisibles, souvent au-dessus des lois.

Bigre ! Quel programme ! D'autant plus que celui-ci est relayé par un numéro spécial de L'Express intitulé : "La vérité sur les francs-maçons", rien de moins. Socrate et Platon se retourneraient dans leurs tombes s'ils apprenaient qu'au XXIè siècle des journalistes pensent connaître et détenir La Vérité et prétendent surtout pouvoir la diffuser au bon peuple.

 

Mais il faut être juste, la franc-maçonnerie, comme toutes les sociétés humaines, est loin d'être parfaite. Quand les dévoiements existent, il est normal de les souligner pour mieux les contrecarrer. Encore faut-il faire preuve de réserve et de recul pour éviter la caricature. Plongeons donc dans l'enquête de nos deux Sherlock Holmes.

 

De prime abord, le lecteur est quelque peu surpris par l'utilisation répétée de la Rumeur au fil des pages de cet ouvrage qui est présenté comme une enquête sérieuse : De nombreuses photos d'Edouard Balladur le portraiturent la main sur le front pour se protéger du soleil, regard au loin, ce ne serait pas par hasard. Ce geste aurait une signification très précise : le frère se protège du soleil et du regard du créateur ! Fantasme ou réalité ? On dit que l'ancien Premier ministre a été initié dans sa jeunesse (page 17). Les "On dit" se mêlent aux verbes employés au conditionnel ce qui laisse le lecteur fort dubitatif quand au sérieux de l'investigation journalistique.

Il apparaît nettement que le recul nécessaire à une enquête est absent dans "Les frères invisibles. La subjectivité est omniprésente, au point que le qualificatif de "franc-maçon" devient injurieux sous la plume des deux journalistes : Parmi les multiples protagonistes mis en cause dans l'affaire Elf (...) André Gulefi, dit Dédé la Sardine, l'intermédiaire chargé de faire transiter les commissions sur des comptes en Suisse... Maçon, bien sûr (page 178). "Franc-maçon" prend nettement la signification "d'escroc", comme les multiples synonymes employés pour désigner les membres de la franc-maçonnerie : Le maire de l'Alpe d'Huez, Jean-Guy Cupillard, vice-président du Conseil général de l'Isère et trésorier du RPR local, contraint de s'expliquer devant la justice sur le détournement de près de 10 millions de FF ? Un frère évidemment (page 194). Quand les auteurs ne sont pas capables d'amener les preuves de l'appartenance maçonnique d'un homme politique, ils le taxent de "maçon sans tablier", ce qui est tout de même bien commode pour le dénigrement gratuit. Il en va ainsi pour Bernard Pons : Bernard Pons, président du club des Amis de Jacques Chirac, s'il n'a pas passé le "tablier de cochon", est à tout le moins un "maçon sans tablier" (page 157).

Dans leur livre, G. Ottenheimer et R. Lecadre n'en finissent pas de dénigrer la franc-maçonnerie sous couvert de dénoncer les dérives d'une institution respectable. En réalité, les deux journalistes font preuve d'antimaçonnisme primaire comme le démontre leur façon d'abuser de l'accumulation des procès d'intention. Ces derniers déservent l'intention d'origine qui était de dénoncer l'utilisation de la franc-maçonnerie par des hommes d'affaires ou des politiques sans scrupules. A force d'employer des termes injurieux ou ironiques, les "enquêteurs" perdent en crédibilité. La franc-maçonnerie est une école où l'on creuse des tombes pour y enterrer les vices et où l'on élève des temples pour honorer les vertus.

 

Il est rare de voir des maçons sincères utiliser la philosophie maçonnique pour "hypnotiser" leur entourage dans le seul but de l'escroquer. Soyons clairs, les escrocs, les barbouzes et les affairistes, dénoncés comme maçons par la presse, étaient déjà malhonnêtes avant d'entrer en loge mais ils étaient suffisamment habiles pour le cacher lors du passage sous le bandeau. Ce constat est trop souvent passé sous silence par l'ensemble des journalistes qui ont trouvé dans le dénigrement de la franc-maçonnerie un excellent maronnier suceptible de multiplier par deux le tirage de leurs feuilles de chou. Toutefois le livre Les frères invisibles n'est pas complètement dépourvu de lucidité puisqu'on peut lire en page 207 : La maçonnerie n'explique pas tout : avant d'être initié, un corrompu est d'abord une fripouille. Qui corrompt à son tour la maçonnerie. Ou encore page 246 : La multiplication des affaires, la façon dont elles ont été étouffées voire parrainées démontrent, non pas que la maçonnerie est une bande organisée de malfaiteurs, mais que les prévaricateurs ou escrocs se sont servis d'elle pour constituer leurs réseaux.

Ces derniers éclairs de clairvoyance sont malheureusement noyés dans un océan de propos diffamatoires et erronnés.

 

Les articles de presse et les livres antimaçonniques lesquels sont, hélas, de plus en plus nombreux tendent à donner de la maçonnerie l'image d'une institution où l'on entre honnête, naïf et idéaliste pour en ressortir macchiavéliques, opportunistes et magouilleurs au moyen d'une alchimie secrète. En réalité, les francs-maçons intègres (qui sont majoritaires, rappelons-le) sont les premiers à s'inquiéter des dérives. Leur idéalisme est qualifié d'angélisme par les cyniques. Ce sont ces mêmes cyniques qui profitent de la structure multi-séculaire de la maçonnerie et de la mentalité (trop bienveillante) des frères et des soeurs pour se constituer un réseau, un carnet d'adresses. Cette manipulation des maçons honnêtes par la minorité barbouze est reconnue par les auteurs des Frères invisibles mais du bout des lèvres à la page 190 : La même mécanique (sous-entendue, celle des magouilles), perdure car le système franc-maçon est devenu tributaire de l'économie et des groupes de pression.

Le géopolitologue François Thual avait très bien su analyser le renouveau de l'antimaçonnisme dans un numéro de L'Express de 1995, il déclarait : L'affairisme renforce les courants antimaçonniques. Mais attention ! l'antimaçonnisme est comme l'antisémitisme. Une partie de la société a toujours besoin de diaboliser l'autre et de lui accorder une importance démesurée. Les auteurs des Frères invisibles citent cette réflexion de François Thual mais pour mieux en rejeter l'avertissement, ils affirment en page 250 de leur livre : De nombreux frères continuent encore aujourd'hui à penser ainsi.

Certes, l'intention initiale de Gishlaine Ottenheimer et de Renaud Lecadre était bonne et pour cette raison les journalistes avaient été aidés dans leur enquête par des maçons soucieux de faire le ménage dans leur obédience. Malheureusement, les journalistes n'ont pas su adopter une démarche scientifique dans la rédaction de leur ouvrage, c'est-à-dire appuyer chaque argument par un exemple avéré. Bien au contraire, quand les auteurs des Frères invisibles manquent de preuves, ils n'hésitent pas à affubler un homme politique mis en examen du qualificatif "maçon sans tablier". On est obligé de regretter un tel acte de malveillance qui jette une ombre sur la démarche des deux journalistes. D'autant plus que ceux-ci utilisent le lexique antimaçonnique de base. Le fameux sobriquet "frères trois points" est usé à l'envi au fil des trois cent cinquante pages. On sait que cette expression fut créée et popularisée par le tristement célèbre Léo Taxil. Auteur de pamphlets antimaçonniques et antisémites à la fin du XIXè siècle, ce dernier jubilerait s'il savait que son vocabulaire haineux était utilisé à l'aube du XXIè siècle. Mais Taxil n'est pas la seule source douteuse des deux journalistes. Parmi les références d'Ottenheimer et Lecadre on trouve la revue Faits et documents publiée par Emmanuel Ratier, un homme réputé d'extrême-droite. Une enquête rigoureuse pouvait-elle colporter les ragots des nostalgiques du fascisme ? Avec Les Frères invisibles, nous ne sommes pas très loin des propos lepenistes sur le prétendu complot judéo-maçonnique !

 

Le plus grand reproche que l'on peut opposer aux auteurs du livre est la volonté manifeste de "grossir le trait". Leur paranoïa manifeste les pousse à voir des francs-maçons partout sans prendre la peine de vérifier auprès des intéressés. En outre Ottenheimer et Lecadre semblent fachés avec les chiffres ou les gonflent dans le sens qui sied à leur ouvrage. D'après eux les effectifs de la Grande Loge Unie d'Angleterre ont fondu de moitié, à 400000, depuis que le gouvernement de Tony Blair a mis sur la place publique la question de l'incompatibilité entre le serment maçonnique et les fonctions de magistrat ou de policier (page 292). En réalité, les effectifs de la GLUA sont passés de 450 000 à 400000 depuis l'obligation de transparence des maçons d'Albion quand ceux-ci sont fonctionnaires de police ou de la justice. On voit bien que 50 000 maçons de moins en quatre ans ne représentent pas du tout la moitié de 450 000 !

Enfin comment peut-on accepter les thèses des deux enquêteurs quand on lit à la page 48 que le Grand-Orient de France a rendu facultative la croyance au GADLU en 1887. Cela pourrait paraître anodin mais dans l'histoire profane cela reviendrait à publier un livre sur la Révolution française dans lequel on pourrait découvrir avec surprise que la Bastille a été prise le 14 juillet 1799 ! Les deux journalistes ne se contentent pas de cette seule erreur grossière, dans leur livre on peut apprendre que les femmes sont initiées au GODF : Isabelle Thomas, l'ancienne leader lycéenne, Harlem Désir, l'ancien responsable de S.O.S. racisme (...) ne font pas mystère de leur appartenance au GO (page 131). Dès lors un livre dans lequel des coquilles aussi grosses apparaissent ne peut pas être crédible.

Les frères invisibles est donc bien une enquête au VITRIOL mais au sens profane du mot. Ghislaine Ottenheimer prétend que le langage maçonnique est à double sens. Il est fort regrettable qu'elle ne connaisse pas le sens initiatique du mot VITRIOL, à savoir, connais-toi toi même et tu pourras te remettre en cause. Avec cet outil Madame l'enquêtrice aurait pondu un tout autre livre.

Droit de réponse de Emmanuel Ratier, journaliste d'extrême-droite, rédacteur du confidentiel "Faits et documents"